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Je sais que dans les années 50, Hearst avait une population itinérante de bucherons qui surpassaient la population locale de beaucoup. Je sais aussi que cette population itinérante passait son temps libre et dépensait son argent à Hearst. Je sais qu’en plus des nombreux hôtels avec bars qui devaient fermer les portes à une heure du matin, il y avait aussi de nombreuses maisons de chambres et pensions ainsi que des bootleggers à tous les coins de rue. On entendait aussi parler de « maisons de prostitution ». On racontait que les autorités fermaient souvent les yeux devant certains abus puisque les retombées financières étaient formidables.

L’article du Petit Journal de Montréal ci-dessous, cependant, dont je cite des extraits, dépasse de beaucoup tout ce que je pouvais m’imaginer de la vie nocturne du village. Je crois que cette histoire est basée sur des faits réels, mais je crois aussi que l’imagination et l’enthousiasme de la personne qui raconte son aventure contient tout ce dont on a besoin pour en faire un film extraordinaire : la peur, la noirceur, l’abus de pouvoir, la cruauté, la poursuite, l’évasion, la vitesse, la tension, la corruption, l’espoir d’une vie meilleure, l’incertitude, la mère et l’enfant, le danger et l’inconnu. Pour ce qui est de la comédie, eh bien, je vous assure que l’utilisation du passé antérieur vous fera sourire.

Voici l’article du 23 octobre 1955, page 36.

« Au mois d’octobre 1955, une représentante d’un groupe de quatre Montréalais donne une entrevue au journaliste du Petit Journal de Montréal.

(La représentante) nous a déclaré que Claudette S., une jeune mère célibataire avait été approchée par une personne de Montréal lui proposant “une bonne job, ben payante”. La jeune femme, heureuse, accepte sans demander trop de détails quant à la nature de cet emploi qui la forçait à déménager en Ontario. Claudette était la mère d’un petit garçon de deux ans dont la garde a été confiée à une dame de la Métropole.

Elle quitta Montréal, croyant qu’on lui offrait un emploi honnête. Entretemps, ayant besoin de son témoignage dans un important procès, nous avons fait des démarches en vue de retrouver son adresse. Elle se trouvait à Hearst, près de Cochrane en Ontario. Sans plus attendre, nous nous rendîmes à ce village. Nous étions trois, plus le chauffeur. Il était 2 h du matin quand notre auto arriva à Hearst. Un chauffeur de taxi nous renseigna où se trouvait la rue George. Toutes les rues étaient désertes. La maison qui portait le numéro que nous cherchions était illuminée. À travers une fenêtre, nous avons pu voir des jeunes femmes. M. Bombardier reconnut Claudette S. avec une compagne. Il alla frapper à la porte. Deux hommes vinrent ouvrir. À l’intérieur se trouvaient trois jeunes filles qui ne semblaient pas avoir plus de 20 ans.

“Nous voudrions parler à Claudette S.,” dit M. Bombardier. “Il n’y a pas de Claudette ici,” répondit l’homme sur un ton glacial. “Mais…”, protesta notre chauffeur. Et au même moment, la même jeune fille, entendant prononcer son (vrai) nom, regarda par la porte entrouverte. Un instant plus tard, cette même porte se referma et le second individu répéta la même phrase : “Il n’y a pas de Claudette ici… on vous dit.” Il poussa les deux visiteurs dehors en leur claquant la porte au nez.

Nous avons vu que l’alarme était donnée dans la maison. Notre chauffeur préféra partir. Après avoir fait une centaine de pieds, nous avons dû nous arrêter pour faire le plein d’essence. Pendant que nous étions immobilisés sur le terrain du garage, des hommes montaient dans deux taxis. Ils nous regardaient. L’un d’eux cria “watch out !” Sans attendre que le réservoir d’essence soit plein, nous avons pris la fuite. Les deux automobiles se sont mises à nous suivre à une vitesse infernale à travers les rues du village. À plusieurs reprises, nous avons fait le tour des mêmes pâtés de maisons cherchant à nous cacher. Ayant découvert un endroit discret près du presbytère, notre chauffeur arrêta l’auto et éteignit les phares. Nous avions décidé d’attendre la clarté pour aller demander de l’aide. Vers cinq heures du matin, nous nous rendions dans une bâtisse ou une religieuse voulut nous prêter son téléphone. Nous avons téléphoné à la Police provinciale de l’Ontario pour demander de la protection. On nous a rétorqué de nous adresser à la Police de Montréal. Aussitôt, nous avons téléphoné à la police fédérale à Montréal qui nous apprit que l’affaire n’était pas de son ressort. Il valait mieux, nous a-t-on dit, de revenir au plus vite possible à Montréal en se mêlant à la circulation.

Vers les 6 h du matin, alors qu’il faisait clair, nous avons décidé de tenter notre chance. Discrètement, nous nous rendîmes à un garage pour faire le plein d’essence qu’on nous avait empêchés de faire durant la nuit. Notre aventure ne se termina pas là. Une auto nous avait suivis. À l’intérieur, nous vîmes le même homme qui, lors de notre visite, avait ouvert la porte de la maison. La poursuite reprit, plus rapide celle-là que la précédente. Nous nous engageâmes sur la route de Kapuskasing. Les 50 milles qui séparent le village de cette ville furent faits à 100 milles à l’heure. À un moment donné, la voiture qui nous suivait nous dépassa. L’homme voulut sans doute examiner le visage des passagers de notre auto. Il essaya de faire perdre la maitrise du volant à notre chauffeur. M. Bombardier eut la présence d’esprit de s’engouffrer dans une autre route et, augmentant la vitesse de son auto, arriva à semer les individus.

Avertie, la police municipale fit une enquête à Montréal afin de découvrir l’identité des prétendus tenanciers de la maison de débauche. Suivant le numéro des plaques d’enregistrement qu’on leur avait remises, il a été facile de retrouver le nom du propriétaire qui a, notons-le, un casier chargé. Son passé dévoile qu’il a déjà eu de nombreux démêlés avec la justice au sujet de la prostitution. À la suite d’une sérieuse enquête, nos policiers découvrirent même le nom des autres jeunes femmes qui seraient dans la même maison de débauche, à Hearst.

Claudette et ses amies ont-elles été emmenées de force en Ontario ? Ses amies de Montréal disent “oui”. La police municipale, “peut-être ?” Et la police de l’Ontario préfère croire qu’elles s’y sont rendues volontairement. »

Photo : Canva