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Par Justine Mercier, Le Droit et Émilie Gougeon-Pelletier, Le Droit|11 juin 2023

Une médecin de famille d’Ottawa craint de devoir laisser tomber ses patients en réorientant sa pratique en raison des règles de rémunération du gouvernement ontarien.

La Dre Sophie Poliquin travaille avec trois autres médecins dans une clinique de l’avenue McArthur détenant le statut d’organisme de santé familiale (OSF).

Ce modèle permet un système de facturation par « capitation », un modèle prisé des médecins puisqu’il se base notamment sur le nombre de patients inscrits.

La clinique a appris, au cours des derniers mois, que le ministère de la Santé requiert que ces quatre médecins travaillent comme s’ils étaient six.

Pour garder le statut d’OSF, les autorités leur demandent d’offrir des plages horaires de consultation cinq soirs par semaine, de même qu’une demi-journée par fin de semaine.

«Si le ministère de la Santé leur demande d’être ouverts cinq soirs par semaine, ce n’est pas raisonnable», affirme la porte-parole néo-démocrate en matière de santé, France Gélinas.

Pour la Dre Poliquin, ces revendications ministérielles sont injustifiées, d’autant plus que certains de ses collègues et elle travaillent aussi ailleurs, à l’hôpital ou dans des foyers de soins de longue durée.

Elle explique qu’avant la pandémie, l’OSF où elle pratique recevait des patients un soir par semaine, de 17h à 20h. Avec l’arrivée de la COVID-19 et la limitation des consultations en personne, la clinique a cessé d’offrir des consultations en soirée.

Malgré tout, les patients de la clinique y ont un excellent accès, affirme la Dre Poliquin, puisqu’ils sont peu nombreux à consulter dans des cliniques sans rendez-vous ou dans des salles d’urgence pour des problèmes de santé mineurs.

Le ministère de la Santé, de son côté, indique que l’entente conclue avec l’Association médicale de l’Ontario pour donner un plus grand accès aux patients stipule que les OFS doivent compter au moins six médecins et qu’ils doivent offrir des consultations en soirée et la fin de semaine.

« C’est vraiment dommage, les décisions du gouvernement Ford et de la ministre de la Santé Sylvia Jones à propos des consultations virtuelles, déplore le coprésident de la Coalition de santé d’Ottawa, Ed Cashman. Ça nous empêche d’avancer. On a vu durant la pandémie que nos médecins ont fait preuve d’innovation, et ça faisait l’affaire du gouvernement. »

Ed Cashman souligne que la décision concernant la consultation devrait se prendre entre le patient et son médecin. « Ça devrait être au patient de décider s’il veut voir son médecin en personne ou non, dit-il. Et cela ne devrait pas impliquer une perte de revenu pour le médecin. »

Le ministère a précisé au Droit qu’il peut y avoir des exemptions accordées si un OFS éprouve des problèmes de recrutement ou s’il manque d’espace, mais que la clinique où pratique la Dre Poliquin s’est engagée à fournir des services comme si six médecins y travaillaient.

La Dre Poliquin ne voit toutefois pas comment sa clinique y arrivera. « En ce moment, nous sommes seulement capables de faire trois [soirs] par semaine », dit celle qui est aussi mère de famille.

Si la clinique optait pour un autre modèle de financement comme celui des groupes de santé familiale (GSF), les médecins auraient une rémunération à l’acte, ce qui représente « beaucoup moins » de revenus, déplore la Dre Poliquin.

Elle souligne que peu de gens savent que les médecins doivent eux-mêmes souscrire à des assurances et investir en vue de leur retraite, qu’ils n’ont pas de congés payés et qu’ils doivent assumer tout un lot de dépenses, notamment pour l’équipement dont ils ont besoin dans leur bureau. « Tout sort de notre poche », dit-elle.

Pas assez de relève

L’idée de basculer en facturation à l’acte n’est pas alléchante pour la Dre Poliquin, qui compte environ 1200 patients inscrits. « Je ne peux pas faire un volume de voir 40 patients par jour, c’est impossible, ce n’est pas de la bonne médecine », dit-elle, en ajoutant que les patients présentent souvent de lourds problèmes de santé.

« Quelqu’un en crise de santé mentale, je vais passer une demi-heure, une heure avec eux, dit-elle. Et il y en a beaucoup, surtout depuis la pandémie. […] Mon inquiétude, c’est ce si je passe à la rémunération à l’acte et que je n’augmente pas mon volume, je vais dépenser tellement pour payer pour travailler que je ne pourrai plus subvenir à mes besoins. »

Les médecins en début de carrière, de leur côté, sont peu nombreux à être attirés par la pratique en cabinet. « On est incapables d’attirer les jeunes médecins », déplore la Dre Poliquin, qui soutient que c’est principalement la charge de travail qui les rebute.

« Parmi les diplômés des grandes universités de l’Ontario, il y en a très peu qui vont dans la médecine familiale, affirme pour sa part France Gélinas. La plupart d’entre eux veulent des résidences comme médecins spécialistes. »

Il y a deux millions d’Ontariens sans médecin de famille, soulève de son côté le coprésident de la Coalition de santé d’Ottawa.

« Et Vanier, en plus, c’est une région défavorisée, avec des toxicomanes, des aînés, des francophones. Il y a des besoins, insiste M. Cashman. Le gouvernement doit se pencher sur ce qui est le meilleur pour l’ensemble. Mais non, on demande aux médecins d’en faire plus et on n’en donne pas plus. Ce n’est pas ça qui va faire avancer les choses. »

« Le gouvernement fait tout pour nous décourager »

« On dirait que le gouvernement fait tout pour nous décourager », estime la Dre Poliquin.

« On sait que les patients ont besoin de médecins de famille, ajoute-t-elle. Je fais de l’hospitalisation et il y a des gens à qui je pourrais donner leur congé, mais je ne peux pas le faire parce qu’ils n’ont pas de médecin de famille. Alors je me retrouve à gérer des choses de médecin de famille à l’hôpital pour éviter qu’il y ait des réadmissions parce que je n’ai personne à qui passer le bâton et ça, c’est coûteux pour le système. »

La Dre Poliquin indique avoir approché d’autres OFS pour savoir s’il était possible qu’elle se joigne à eux. « La réponse fut un non partout », entre autres en raison de la pénurie de personnel de soutien.

Elle envisage maintenant de se tourner vers une clinique communautaire, où elle pourrait devenir une salariée avec des avantages sociaux.

« Tout ce que je veux est de pouvoir continuer de soigner mon monde, sans y perdre ma santé, ma maison et ma raison », conclut la médecin.