Les bébés naissent dans les choux…

Quand ma mère, Simone, était jeune – et même bien avant –, les femmes donnaient naissance à la maison. Elle-même est née sur la ferme de ses parents, Arthur Lecours et Stéphanie Pouliot, à Sainte-Justine, au Québec. Ce fut également le cas de quatre de ses frères : Adrien, Maurice, Clément et Paul. Sept autres enfants ont vu le jour à Hearst entre 1928 et 1938 : François, Monique Jules, Charles, Léon, Benoit et Laurent. Dix garçons et deux filles ! Seul le benjamin est né à l’hôpital et pendant le jour contrairement aux autres. (Mon frère François et moi sommes nés sur la ferme de nos grands-parents.)

Ma mère avait neuf ans lorsque Monique est née en 1930. Elle était tellement contente d’avoir enfin une petite soeur ! Elle croyait alors que sa mère faisait exprès pour choisir des garçons. Aussi, quand Léon, le huitième garçon, est arrivé en 1935, elle a boudé sa mère. Monique qui avait alors cinq ans et Simone qui avait presque 14 ans auraient bien aimé avoir une autre soeur. Simone s’était aperçue que sa mère était enceinte pendant les derniers mois de sa grossesse, mais on n’en parlait pas ; c’était un sujet tabou. (L’éducation sexuelle à l’époque était plutôt restreinte.)

À la vue d’un autre petit frère, Simone s’était mise à pleurer et n’avait pas voulu le regarder. Elle était frustrée, même fâchée, et en voulait à sa mère. Pourquoi préférait-elle les garçons à ce point ? Celle-ci lui disait : « Regarde comme il est beau. » À la fin du troisième jour, Simone a pris son courage à deux mains et a demandé à sa mère pourquoi elle avait encore choisi un garçon plutôt qu’une fille. « On ne choisit pas ce que le Bon Dieu nous amène ; c’est Lui qui décide, on n’y peut rien », lui a-t-elle répondu. Simone a alors commencé à comprendre les « caprices » de la Nature. Elle préférait cette explication à celle qui prétendait que c’était les sauvages (terme employé à l’époque) qui apportaient les bébés. Lorsque la femme se plaignait ou criait pendant ses douleurs, on disait qu’un sauvage était en train de la battre. Lorsque l’enfant naissait, le sauvage partait… Certaines légendes prétendaient aussi que c’était une cigogne qui livrait les bébés ou, encore, qu’ils naissaient dans des choux… Après l’explication de sa mère, Simone a regardé le nouveau bébé et l’a trouvé beau. Elle l’a aimé et en a pris soin comme elle le faisait pour tous les autres.

Lors d’un accouchement, qui se produisait souvent la nuit, mon grand-père – qui était habituellement à la maison à cette occasion –, amenait les enfants chez les voisins, Aldophe et Marie Provençal. On préférait que les enfants ne soient pas présents pour ne pas les effrayer en cas de complications. C’était la coutume à l’époque. Ils passaient donc la nuit chez les voisins et, à l’inverse, les enfants Provençal traversaient chez les Lecours lors d’un accouchement chez eux. Les plus jeunes restaient dormir à la maison, puisqu’ils n’avaient pas connaissance de ce qui se passait.

Mon grand-père allait également chercher le médecin au village. Lorsque François est né (le premier des enfants à voir le jour à Hearst), le médecin était anglophone. Et ma grand-mère ne parlait pas anglais ! Souvent, lors de ses accouchements, elle rencontrait le médecin pour la première fois. Elle n’allait pas le consulter pendant sa grossesse, car, disait-elle : « Je n’étais pas malade. »

Madame Antoinette Villeneuve, qui était infirmière et sage-femme, avait assisté le médecin à quelques reprises, notamment pour la naissance de Charles. Elle et son mari, Noël, habitaient non loin de mes grands- parents et les deux familles étaient amies. À d’autres occasions, c’est madame Provençal qui prêtait main-forte, et ma grand-mère lui rendait la pareille.

Il faut dire aussi qu’il n’y avait pas encore de régime public universel de santé au Canada à ce moment. Ce n’est qu’en 1957 que le gouvernement fédéral a adopté une loi aux termes de laquelle il offrait de partager des couts assumés par les provinces et les territoires pour des services hospitaliers et diagnostiques particuliers. En 1966, la Loi sur les soins médicaux a élargi l’assurance maladie pour englober les services des médecins. Avant la mise sur pied du programme national d’assurance maladie, certaines compagnies privées, comme la Croix Bleue, offraient des assurances individuelles ou collectives, mais mes grands-parents, comme bien d’autres familles, n’avaient pas les ressources financières pour y adhérer. Nombreux étaient ceux qui n’avaient pas les moyens d’acquitter les factures des médecins.

En 1928, mes grands-parents – comme toutes les familles francophones de Hearst et des environs – ont été très heureux d’accueillir un médecin francophone, car, jusque-là, tous ceux qui l’avaient précédé étaient anglophones. Le Dr Louis Aubin a été le médecin de la famille de mes grands-parents pendant de nombreuses années. C’est lui qui a accouché Monique et presque tous les garçons après elle. Fait cocasse : Monique est devenue sa belle-fille en 1954 lorsqu’elle a épousé Alphonse.