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Le Détecteur de rumeurs

Notre téléphone emmagasine une telle quantité de souvenirs que notre mémoire, prétend-on, en souffrirait. Le Détecteur de rumeurs et l’Organisation pour la science et la société constatent toutefois que cette « amnésie numérique » est plutôt un exemple de mauvaises relations publiques.

 

Faits à retenir

– Le terme « amnésie numérique » provient d’une firme qui voulait vendre un produit

– Les expériences qui prétendaient avoir mesuré un effet n’ont pas pu être reproduites

 

L’origine de la rumeur

 

Le terme « amnésie numérique » désigne depuis plusieurs années cette prétendue « maladie » qui fait qu’à cause de nos téléphones, ou de Google, on serait maintenant incapables de se souvenir, entre autres choses, de l’anniversaire de nos amis. Parce que nous avons accès à quantité d’informations en ligne, nous aurions tendance à ne pas les retenir.

 

Le terme proviendrait d’un rapport des Laboratoires Kaspersky, une firme russe de cybersécurité. Pour les fins de ce travail, publié en 2015, la firme avait demandé à 6000 personnes si elles utilisaient leur téléphone intelligent comme une forme de mémoire, si elles pensaient s’y fier plus que dans le passé, et —détail important— si elles utilisaient un logiciel antivirus ou avaient créé des copies de sauvegarde de leurs données numériques.

 

Il en ressortait que plusieurs s’en remettaient à leurs appareils pour se rappeler des choses à leur place, que 56 % n’utilisaient pas d’antivirus et que « seulement 29 % » faisaient des copies de sureté. Ce qui, insistait la firme de cybersécurité —qui vendait des produits pour les entreprises, mais aussi les particuliers— « mettait en danger la majorité de nos souvenirs s’ils devenaient brusquement inaccessibles en raison d’une perte, d’un vol ou d’une cybermenace ».

Autrement dit, la firme avait posé une question dont la réponse était prévisible, afin de pouvoir se présenter comme la solution.

 

Les faits

 

Cela ne signifie pas que le phénomène soit à écarter du revers de la main. En fait, dès 2011, trois chercheurs avaient publié dans la revue Science un texte sur ce qui serait éventuellement baptisé « l’effet Google sur la mémoire » —ou les « conséquences cognitives » d’avoir toute l’information à la portée d’un clic.

 

Le problème avec les résultats obtenus par ces chercheurs est toutefois devenu la difficulté à les répliquer.

 

Selon un journaliste scientifique qui a écrit sur cette recherche lors de sa publication, c’est une expérience familière à plusieurs d’entre nous qui a inspiré la première signataire de l’étude, Betsy Sparrow. Elle visionnait un film de 1944 intitulé Gaslight et, apercevant l’actrice qui jouait le rôle de la femme de chambre, elle avait eu un de ces moments : « Ah ! Voyons, c’est quoi son nom ? »

 

Une petite recherche sur son téléphone lui a donné la réponse : il s’agissait d’Angela Lansbury, qui deviendrait plus tard la vedette de l’émission Elle écrit au meurtre, alors âgée de seulement 18 ans.

 

C’est ce qui l’a conduit à mener quatre expériences sur ce phénomène, et ce sont ces résultats qui ont été publiés en 2011. Dans une des expériences, des étudiants se faisaient poser des questions de culture générale. Ensuite, on leur montrait des mots qui étaient écrits soit en bleu ou en rouge, et les étudiants devaient appuyer sur la touche correspondant à la bonne couleur. Lorsque le mot faisait référence aux ordinateurs (comme « écran », « Google » ou « fureteur »), ils appuyaient sur la touche un peu plus lentement (comparativement à des mots comme « Coca Cola », « livre » ou « téléviseur »). L’interprétation des chercheurs : ces questions de culture générale avaient créé un désir, chez les participants, d’avoir accès à un ordinateur, et les mots qui s’y apparentaient avaient capturé leur attention, causant un délai.

 

Ces expériences et les suivantes avaient conduit les chercheurs à conclure que l’Internet était devenu une forme de « mémoire transactive », un peu comme une personne mariée qui a pris l’habitude de se tourner vers son conjoint quand on lui demande une date d’anniversaire. Sparrow et ses collègues alléguaient que nous ne nous rappelons pas la réponse, mais que nous nous rappelons où la trouver.

 

L’importance de la reproduction en science

 

Un principe de base du fonctionnement de la recherche scientifique est la réplication : cela veut dire que des conclusions sont plus fiables lorsqu’elles ont pu être reproduites par une deuxième équipe, indépendante de la première.

 

Depuis quelques années, des doutes sont soulevés quant à la possibilité de répliquer un nombre élevé d’études en psychologie —on parle carrément d’une « crise de la reproductibilité ». Dans ce contexte, en 2018, une équipe internationale de chercheurs a publié les résultats d’une tâche colossale : essayer de répliquer 21 études de sciences sociales publiées dans les célèbres revues Science et Nature.

 

L’équipe a tenté de rejoindre les chercheurs d’origine, afin de s’assurer de reproduire leurs protocoles à la lettre. En fin de compte, les résultats sont allés dans le même sens pour seulement 62 % des études reproduites ; et l’ampleur des effets mesurés n’était, en moyenne, que la moitié de ce qui avait été rapporté à l’origine.

 

Une des études pour lesquelles les résultats étaient décevants était celle de Betsy Sparrow.

Et le problème, dans ce cas-là, était plus compliqué qu’une simple difficulté à reproduire les résultats.

 

L’équipe chargée de la réplication n’avait pas été capable de rejoindre Sparrow et son équipe. Lors de la publication de ces résultats négatifs en 2018, Sparrow répliqua qu’elle avait mené son test de façon légèrement différente. De plus, bien que son étude ait été publiée en 2011, les tests avaient été faits en 2006. Les mots liés à l’informatique qui faisaient partie de l’étude incluaient, par exemple, « Altavista » et « Lycos », des moteurs de recherche de l’époque.

 

En 2020, une équipe allemande a intégré ces commentaires de Sparrow à sa propre tentative de réplication. Leurs résultats se sont avérés négatifs quant à un supposé effet Google.

 

Ce n’était toutefois qu’une des quatre expériences décrites dans l’article de 2011. Dans une des autres, on demandait aux participants d’entrer dans un ordinateur des phrases contenant des connaissances générales. Certaines phrases étaient sauvegardées par l’ordinateur ; d’autres, non. Certains participants le savaient d’avance ; d’autres, non. La conclusion de l’expérience était que le fait de savoir à l’avance que l’ordinateur n’allait pas sauvegarder l’information aurait aidé le participant à retenir cette information. Or, en 2021, des chercheurs de l’Université de la Californie à Santa Cruz ont essayé de reproduire cette expérience. Les résultats ne furent les mêmes que si les participants pouvaient s’entrainer auparavant.

 

Certes, ces expériences sont complexes. Les reproduire à la perfection est notoirement difficile. De plus, indépendamment de toute technologie, nos propres mémoires ne sont pas aussi fiables que nous l’imaginons. Et les souvenirs peuvent se dégrader avec l’âge.

 

Mais à ce jour, la relation de cause à effet entre l’usage de ces technologies et une forme « d’amnésie » reste à prouver.

 

Cet article est une adaptation du texte en anglais de Jonathan Jarry publié sur le site de l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill.