Les lettres de mandat secrètes du gouvernement Ford

Un dangereux précédent

Émilie Pelletier

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Initiative de journalisme local

Queen’s Park

TORONTO —  Le premier ministre ontarien Doug Ford veut mener sa cause, celle de son désir de ne jamais rendre publiques les lettres de mandat de ses ministres, devant le plus haut tribunal du pays.

La Cour divisionnaire de l’Ontario a statué, fin janvier, que le gouvernement progressiste-conservateur de Doug Ford allait devoir rendre publiques les lettres de mandat de ses 23 ministres.

Ces fameuses lettres, que les gouvernements de partout au pays sont, en général, heureux de rendre public, exposent les attentes du premier ministre à l’endroit de chaque ministre lorsqu’ils entrent en fonction.

CBC News tente depuis 2018 d’obtenir des copies des lettres de mandat des 23 ministres du cabinet de Doug Ford, en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, rapportait le diffuseur, plus tôt cette semaine.

L’Association canadienne des journalistes (CAJ) a déploré la situation, mercredi, se disant « perplexe » de la décision du gouvernement ontarien de prévenir la divulgation de ces documents.

« Le gouvernement Ford se dirige vers le tribunal de derniers recours dans le but de garder le public dans l’ignorance de la façon dont il a prévu de dépenser l’argent des contribuables », a signifié dans une lettre ouverte publiée dans le Toronto Star, le président de la CAJ, Brent Jolly.

Quand Doug Ford a été élu, il avait martelé que son gouvernement allait faire preuve de  transparence et d’intégrité face aux contribuables ontariens et qu’il en ferait une priorité.

Ce n’est pas encore fait, mais si la Cour suprême du Canada décide d’entendre la cause, cela pourrait devenir un dangereux précédent, juge la professeure adjointe au département de science politique du Collège militaire royal du Canada à Kingston, Stéphanie Chouinard.

Elle craint l’ouverture d’une boîte de pandore qui ébranlerait les droits de la population encadrés par la Loi sur l’accès à l’information.

« Si on met de côté ce type de document comme étant inaccessible, il y a le processus d’accès à l’information qui est accablé d’un dangereux précédent. »

Mais la politologue s’inquiète aussi pour la démocratie au pays.

« Cette affaire-là est importante parce que c’est la transparence du fonctionnement du gouvernement à plus largement parler qui est en cause. Si on apprend que la Cour suprême accepte d’entendre cet appel-là, selon lequel un document comme les lettres de mandat aux ministres n’est plus du registre public, ce serait les démocraties ontarienne et canadienne qui en sortiraient perdantes. »

La politologue note que les lettres de mandat permettent entre autres la reddition de compte.

Élections

Le gouvernement Ford se bat-il bec et ongle pour garder ses lettres de mandat secrètes parce qu’il a quelque chose à cacher?

C’est bel et bien l’impression que ça donne, juge Stéphanie Chouinard.

« C’est vraiment curieux que le gouvernement se batte là-dessus. D’habitude, les lettres de mandat, on a hâte de les publier, parce que ça donne une idée de ce que le gouvernement souhaite faire. Il devrait en être fier, surtout avant une élection où il va vouloir défendre son bilan. »

La spécialiste en science politique soutient qu’il y a « une question de timing stratégique ».

Elle constate que peu importe la décision de la Cour suprême, et que le gouvernement remporte sa cause ou non, les lettres ne pourront être rendues publiques avant que les Ontariens ne se rendent aux urnes, le 2 juin.

Ce ne serait pas la première fois que le gouvernement Ford s’accorde des délais pour la publication de documents importants, en vue des élections.

Rappelons qu’en février, la province a décidé de s’offrir un amendement ponctuel afin de repousser la date limite du dépôt du budget provincial.

Le plan de dépenses était attendu pour la fin du mois de mars, comme le prévoit une loi adoptée par le gouvernement Ford et qui vise à obliger tous les futurs gouvernements à déposer leur budget avant la fin du mois de mars.

Finalement, le changement reporte l’échéance de son dépôt au 30 avril, à l’aube du lancement officiel de la campagne électorale.

Si le ministre des Finances attend au dernier carat, Queen’s Park n’aura pas le temps d’adopter le budget de la province avant le 2 juin.

Photo : LeDroit